Séquencement des alimentations

La littérature la plus claire sur la durée de vie des tubes électroniques et leur fiabilité est sans nul doute le livre de Robert B. Tommer paru en 1960 intitulé Getting the most out of vacuum-tubes et paru chez Howard W. Sams & Co, NY. Robert B. Tomer était ingénieur en chef chez CBS et auteur de plusieurs ouvrages de référence sur les tubes électroniques et leur mise en œuvre.

Malheureusement, force est de constater que plus de cinquante ans après la parution de ce livre, les circuits d’alimentation souffrent toujours des mêmes faiblesses avec la conséquence immédiate qui est la réduction importante de la durée de vie des composants.

Résumons en quelques lignes le propos de son auteur sur le sujet des alimentations :

  • tous les électrons émis par la cathode, dès le début de sa montée en température, sont dirigés vers l’anode, accélérés par le champ électrique existant entre anode et cathode, donc dès l’apposition de la haute tension de polarisation sur le tube ;
  • le débit du courant est limité par l’émissivité de la cathode, en d’autres termes par sa température, ce pourquoi on dit que le tube est en limitation de température ;
  • dans le cas d’une polarisation automatique par résistance de cathode, le tube n’est pas polarisé négativement au démarrage, ce qui signifie que la grille ne limite pas le courant dans le tube. Le courant qui apparaît progressivement dans le tube ne développe qu’une faible tension Vgk au travers de la résistance de cathode, phénomène amplifié le cas échéant par le condensateur de découplage de la résistance de cathode ;
  • dans le cas d’une polarisation fixe qui est en général dérivée de la haute tension, cette polarisation monte malheureusement plus lentement que cette haute tension en raison du circuit de filtrage de cette polarisation. Il est courant de voir l’établissement de cette tension de bias prendre plusieurs secondes de retard sur celui de la haute tension, ce qui ne freine nullement le courant dans le tube ;
  • comme tous les électrons émis par la cathode sont captés par l’anode, il ne se forme aucune charge d’espace autour de la cathode, ce qui est un problème ;
  • le vide est imparfait dans le tube, les rares molécules de gaz présentes subissent les chocs des électrons en route vers l’anode et s’ionisent. Ceci est parfaitement normal dans un tube, mais en fonctionnement normal établi, la charge d’espace neutralise ces ions ou les repousse selon leur polarité ;
  • en l’absence de charge d’espace, les ions positifs vont être attirés par l’électrode la plus négative soit provisoirement la cathode. Ces chocs d’ions lourds produisent des micro-cratères dans le revêtement de la cathode qui finit par se sublimer. En d’autres termes, le matériau du revêtement de la cathode s’évapore localement et se condense immédiatement sur les zones froides environnantes, à savoir micas, grilles et supports divers. Comme ce matériau (baryum, thorium...) est conducteur, il se produit des courants de fuite, principalement entre la cathode et la grille, donc une baisse sensible de l’isolement. La grille qui se couvre du matériau émissif de la cathode devient elle aussi émissive à chaud, provoquant l’apparition d’un courant de grille perturbant la polarisation du tube.

Mon expérience montre qu’un tube de puissance correctement utilisé fonctionne sans aucun problème durant plusieurs milliers d’heures. J’ai des exemples de circuits utilisant des doubles pentodes ELL80 dont le dégazeur a totalement disparu et qui sont encore bonnes au lampemètre. L’expérience me montre aussi qu’un tube démarrant à froid est bien abîmé après quelques centaines de cycles ou quelques centaines d’heures d’utilisation.

Les autres causes de décès des tubes sont :

  • l’apparition d’un arc interne en raison des dépôts évaporés de la cathode et condensés sur les micas autour des supports des grilles. Cet arc à lui seul n’est pas forcément destructif, mais il génère d’autres problèmes ;
  • un courant de grille trop important rendant le tube totalement incontrôlable. Cela va jusqu’au rougissement de la plaque. Outre une mauvaise polarisation, cela peut venir de la présence de gaz dans le bulbe due à l’évaporation du matériau normalement capté par le getter jusqu’à la disparition du flash, ou de la pollution de la grille par des condensats ;
  • une rupture du filament pour cause de puissance de chauffage trop forte, généralement une tension excessive, raison pour laquelle il ne faut jamais utiliser une tension non régulée ;
  • une cathode endormie en raison de la présence de polluants migrés depuis le filament et son revêtement (typiquement de l’aluminium ou du silicium) ou de la formation d’une barrière de cathode qui empêche les catalyseurs contenus dans le nickel de diffuser vers la couche émissive et de la maintenir active en libérant du baryum rendant cette couche conductrice. La cathode perdant son émissivité, le débit diminue ;
  • une prise d’air par le culot ou une rupture ou fissure du queusot ;
  • une électrolyse du verre de l’embase sous les effets conjugués de la tension et de la température élevée lorsque l’embase du verre est mal choisie et que la fabrication du tube est un peu légère ;
  • une cathode appauvrie, la mort noble du tube, celle qui est atteinte lorsqu’il a bien été utilisé et que sa cathode a donné tout ce qu’elle pouvait émettre. Un tube standard possède une réserve émissive minimale de 10000 heures à sa puissance maximale. Les tubes spéciaux ou professionnels dits à haute fiabilité ont une cathode donnée pour 100000 ou plus. Malheureusement, il est rare d’atteindre cette limite.

Ce n’est donc pas le débit, donc la puissance dissipée par le tube qui le tue. Un tube bien utilisé (c’est-à-dire en respectant la dissipation maximale de sa plaque, celle de sa grille écran le cas échéant et la température maximale en tout point de son bulbe) peut fonctionner au débit maximal sans réduction de sa durée de vie. Pour cela, naturellement, il faut qu’aucun gaz ne vienne dans son bulbe. Comme ce gaz provient de l’évaporation des matériaux internes, il faut :

  • ne pas appliquer la haute tension à froid car on formerait des ions ;
  • ne pas surchauffer le bulbe pour ne pas évaporer le flash du getter ;
  • ne jamais dépasser la tension de chauffage nominale car la surchauffe de la cathode provoque un dégazement de baryum ;
  • ne jamais sous-alimenter les filaments pour éviter de faire fonctionner le tube dans une zone où la cathode n’est pas assez émissive ;
  • ne jamais polariser négativement le filament par rapport à la cathode pour empêcher la migration d’ions vers le filament ;

Un exemple parlant : un poste de radio Grundig entièrement retubé, prévu pour 220V mais branché sur un réseau moderne offrant 238V à la prise, a vu certains de ses tubes arquer en moins de 400 heures. Les voyants 6,5V grillant les uns après les autres, une mesure de la tension de chauffage a donné 6,9V. Pourtant, aucun des tubes utilisés n’était malmené.

Au contraire, un antique amplificateur Fisher X202-B modifié pour avoir une temporisation sur la haute tension et une tension de filament correcte possède toujours ses 7591A originelles. Pourtant, leurs points de fonctionnement sont assez proche de leurs dissipations maximales.

Ces idées ne sont pas des nouvelles idées sur les tubes électroniques. Ces pratiques sont connues depuis les années 1950 pour le matériel professionnel. Elles n’ont que très rarement été appliquées en audio grand public, parent pauvre de l’électronique.

Aujourd’hui encore, rares sont les circuits qui se préoccupent des tensions des filaments. On préfère changer un tube. Pire, on perpétue les traditions même mauvaises plutôt que de revenir aux fondamentaux de l’électronique à tube.

Les données techniques exposées ici sont aisément vérifiables dans la littérature spécialisée, en anglais principalement, et il n’y a guère de place à débat d’opinion ou à polémique.

Après avoir lu Robert B. Tommer, on peut toujours nier l’existence des phénomènes physiques, surtout quand on ne les connaît mal. On peut arguer que les amplificateurs de l’époque étaient tous faits de cette manière en oubliant que la bivalve redresseuse produisait la temporisation nécessaire pour sauver les autres tubes. Elle rendait pourtant l’âme la première, bien entendu, mais elle avait sauvé le reste de l’électronique.